SEMINAIRE SUR
« LA SECURITE ET LE DEVELOPPEMENT : LE CAS DE L’AFGHANISTAN »
Bruxelles, 7-8/2/2007
Allocution d'ouverture du Ministre ARMAND DE DECKER

 

Monsieur le Ministre des Affaires étrangères,
Senior Minister,
Mesdames et Messieurs,

 

C’est un très grand plaisir pour moi d’ouvrir aux côtés de mon collègue des Affaires étrangères ce séminaire sur la sécurité et le développement en Afghanistan. Je souhaite la bienvenue aux éminents représentants d’organisations internationales et à tous les autres qui jouez un rôle clé dans l’assistance à ce pays.

Votre présence ici montre que s’agissant de l’Afghanistan nous partageons un même sentiment d’urgence, une même volonté de voir enfin l’Afghanistan et ses populations entrer dans une phase de paix et de développement. Nous sommes tous très sensibles en Belgique au sort des enfants, des femmes et des hommes de ce grand pays tourmenté par la violence depuis tant d’années, d’autant plus que chacun se souvient dans notre pays d‘Hélène De Beir et de ses compagnons de MSF, lâchement assassinés en juin 2004 alors qu’ils avaient mis leur jeunesse, leur volonté d’engagement et leur sens de la solidarité au service des victimes de la guerre et des exactions. Qu’il me soit permis, en évoquant leur mémoire,  de leur rendre hommage ainsi qu’à tous ceux qui oeuvrent pour la paix dans cette partie du monde et ailleurs.

Le processus dit de Bonn qui a suivi la chute des Taliban a permis d’indéniables progrès : adoption d’une constitution, élection du président de la République, installation, en 2005, des assemblées élues. Mais c’est une phase plus difficile qui va lui succéder, celle de la consolidation des institutions qu’il a mises en place. Les besoins du développement, comme l’indiquait en 2005 encore l’alarmant rapport du gouvernement sur l’état des Objectifs du Millénaire, sont criants. La sécurité du pays n’est pas suffisamment assurée. La mise en œuvre de l’« Afghanistan Compact », cet accord de partenariat conclu entre la Communauté internationale et l’Afghanistan en janvier 2006 précisément pour relever ces défis, marque le pas. La sécurité du pays s’est depuis dramatiquement détériorée. Mise à mal par une recrudescence des attaques des Taliban en 2006, elle risque d’empirer encore à la sortie de l’hiver. Pour l’Afghanistan autant que pour le reste du monde, qui subissent l’un comme l’autre les fléaux du terrorisme et des stupéfiants, une action énergique de la communauté internationale s’impose.

Il faut se réjouir que l’OTAN, qui dirige depuis 2003 une Force Internationale d’Assistance à la Sécurité étendue maintenant à tout le pays, ait fait de l’Afghanistan une priorité et décidé un effort accru sur le plan militaire.

Un tel effort n’est pas moins nécessaire sur le plan du développement. C’est ce développement que veulent empêcher par leurs attaques les anciens maîtres du pays, spéculant sur l’insatisfaction des besoins de base de la population pour la dresser contre la présence internationale, attiser les haines raciales et religieuses, et faire rejeter par les Pachtouns un gouvernement qualifié de nordiste... En définitive, c’est du succès du développement que dépendront le succès de l’action de la communauté internationale en Afghanistan, la définitive extinction d’un foyer mondial de terrorisme et de trafic de drogue, la réconciliation du pays et la préservation des valeurs qu’il veut partager avec nous.

Il n’est pas de développement possible sans sécurité, ni de sécurité durable sans développement. Cette interdépendance, réaffirmée universellement en 2005 par le 1er Sommet de suivi de la Déclaration du Millénaire, trouve en Afghanistan l’illustration la plus évidente. Il faut y associer, comme l’a fait le Sommet, le respect des Droits de l’Homme. Ces 3 éléments – sécurité, développement et l’ensemble large constitué par la gouvernance, les Droits de l’Homme et l’Etat de Droit – forment naturellement les 3 piliers de l’Afghanistan Compact. Il importe d’agir dans ces 3 domaines simultanément, de manière coordonnée et intégrée.

Mon collègue des Affaires étrangères a parlé des efforts accomplis et à faire en matière de sécurité.  La poursuite de ces efforts d’engagements militaires est indispensable. Cependant ce dont il sera question au cours de notre séminaire est de la nécessité de voir coexister, ou mieux même de voir se compléter, deux tâches essentielles pour la stabilité politique et l’émancipation sociale et économique. La défense et la coopération sont deux milieux qui s’ignorent souvent, ou qui se méfient l’un de l’autre, chacun estimant que l’autre porte atteinte aux efforts qu’il essaie d’accomplir. Or la Coopération, la Défense ne sont pas des concepts abstraits, ou des éléments indépendants qui ne s’inscriraient pas tous les deux dans une même approche politique de la  sécurité et de la paix civile. Elles doivent apprendre à coopérer, et l’Afghanistan, au-delà de la dimension propre  des problèmes que son gouvernement cherche à résoudre avec des gouvernements amis et alliés, est aussi une occasion unique pour permettre aux militaires comme aux coopérants civils de faire œuvre commune pour le bien être des populations dont ils ont pris le destin à cœur.

Le rétablissement de la paix,  son maintien en période de trouble, est évidemment l’affaire des soldats. Mais à terme le développement économique et social, l’éradication de la pauvreté, le rétablissement de la justice et de la foi en l’Etat, est une affaire qui concerne d’abord la société civile, les autorités démocratiques, et l’aide au développement. C’est le développement, c’est-à-dire l’émancipation progressive et équitable du pays vers la justice sociale et le bien-être pour le plus grand nombre qui sont le ciment essentiel d’une paix qui se construit, le ciment fondamental du renforcement d’une collectivité. 

Certes le développement n’est possible que là où règne la sécurité. Le coopérant civil dans un milieu hostile ou traversé de violence ne peut  rien faire de durable. Mais le militaire qui confond un pays à un théâtre d’opération ne peut pas espérer le transformer durablement pour le bien ni espérer le voir embrasser la paix par le seul fracas des armes.

Qui doit assurer la nécessaire coopération ou coordination entre le civil et le militaire ?

La réponse semble varier en fonction des besoins de l’opération militaire. Un tel rôle est reconnu aux autorités militaires – à l’OTAN – lorsqu’il vient en soutien à une opération militaire en cours. Cette coopération peut inclure l’échange d’information et même la mise en œuvre, en coopération avec les acteurs civils, de projets à impact rapide. Au-delà des besoins directs de l’opération militaire en cours, certains estiment que la tâche de coordination revient à l’ONU, mais d’autres qu’elle devrait revenir à l’OTAN si l’ONU n’était pas capable de l’assumer. Il n’y a en tout état de cause pas d’accord sur une extension des moyens civils de l’OTAN.

Il est intéressant de noter qu’on a récemment évolué vers une solution à ce problème épineux de la coordination civilo-militaire. A mesure que la situation sur le terrain se détériorait, ceux qui plaidaient pour un large rôle de coordination de l’OTAN n’ont plus souhaité que l’OTAN apparaisse en première ligne et soit rendue responsable de tout. On a reconnu l’excellent travail de l’ONU, mais aussi la responsabilité du pays bénéficiaire. La tâche de coordination a ainsi été confiée au « Joint Cooperation and Monitoring Board », organe regroupant quelque 22 pays et organisations et institué par l’Afghanistan Compact pour coordonner la mise en œuvre de ce partenariat. Le JCMB est coprésidé par le gouvernement afghan et les Nations Unies (ou UNAMA). Il faut se féliciter de cette solution qui est la plus respectueuse de l’appropriation par les autorités afghanes. Mais le JCMB, tiraillé entre un grand nombre de participants, doit chercher à améliorer l’efficacité de son processus de prise de décisions.

Car  l’évolution de la situation en Afghanistan est arrivée à un moment critique. Le gouvernement afghan et ses partenaires internationaux doivent agir de concert et avec détermination pour enfin améliorer les conditions de vie de la population dans un délai raisonnable. Si notre action conjointe manque de détermination et manque cet objectif, le risque est grand alors de voir la population rejeter la présence des forces internationales et  se tourner en désespoir de cause vers les Taliban, ceux-là mêmes dont la chute avait été saluée comme une libération. Les conséquences pour le développement de la société afghane, pour l’émancipation de sa jeunesse seraient dramatiques, que ce soit les jeunes filles enfermées dans des interdits et une soumission à l’ignorance, ou pour les jeunes gens prisonniers du miroir de ces mêmes interdits, réduits eux aussi à considérer l’asservissement de leurs mères, de leurs compagnes et de leurs filles comme la clef des secrets du bonheur.

 

Les conséquences de cet asservissement aux valeurs et à la perception du monde des Taliban, un monde manichéen tant à l’intérieur du pays que dans sa dimension extérieure, seraient également très dangereuses pour la  sécurité internationale.  Le risque terroriste serait de toute évidence accru dans la région et peut-être sur la scène planétaire.

L’action conjointe de l’ONU, de l’OTAN, de l’Union européenne est donc plus que jamais indispensable. L’action de la Belgique, membre du Conseil de Sécurité des Nations Unies et membre fondateur de l’Union européenne comme de l’OTAN s’inscrit naturellement dans cette trinité d’action.

Que faut-il faire ?   Comment répondre aux exigences légitimes de paix et de développement de la population afghane.

Poursuivre les efforts militaires certes. Poursuivre aussi et intensifier les efforts politiques de la communauté internationale, et peut-être premièrement par une meilleure coordination des efforts et une même volonté de paix des Etats voisins de l’Afghanistan.

Deuxièmement en s’alignant plus volontairement sur le l’« Afghanistan Compact »,  cette feuille de route de la communauté internationale, adoptée par la Conférence de Londres. Certes elle n’établit peut-être pas toujours les priorités et les séquences de manière claire, mais la volonté politique des parties et une coordination efficace au sein du Joint Coordination and Monitoring Board  (JCMB) devraient y suppléer Le « Compact » a le mérite, par ses indicateurs, de mettre l’accent sur les résultats.

Enfin mais surtout, mettre l’accent sur le développement, complément vital aux efforts de pacification et de stabilisation de la société afghane qui sont menés actuellement par divers acteurs de la communauté internationale dont l’ONU et l’OTAN et par les autorités afghanes elles-mêmes, notamment en assurant un meilleur respect des droits de l’homme, une meilleure gouvernance et les prestations des services de base en matière de santé et d’éducation auxquelles les Afghans aspirent légitimement. Il faut aussi une meilleure cohérence entre les efforts de stabilisation sécuritaire, d’assistance au développement, de reconstruction institutionnelle.

Pour notre pays , l’effort  commun de l’Union européenne  apparaît bien comme l’instrument privilégié d’une approche intégrée de l’aide au développement, une aide qui s’exprime aussi bien par des programmes et des projets de reconstruction et de réhabilitation immédiates, mais qui veut également s’inscrire à long terme dans le chantier de la reconstruction institutionnelle et démocratique de l’Etat, dans celui de la consolidation des communautés locales, dans l’immense effort d’appropriation et de décentralisation nécessaire pour permettre au développement d’être le ciment de la paix.  L’Union européenne ne peut évidemment agir seule, indépendamment des autres bailleurs de fonds, dont les organisations spécialisées de l’ONU, la Banque Mondiale, les autres partenaires bilatéraux de l’Afghanistan, et même de l’OTAN au-delà de son rôle purement militaire.

Lors d’une mission d’information que j’ai effectuée en juin dernier en Afghanistan à l’invitation du Commandant Suprême des Forces de l’OTAN (SACEUR),  plusieurs interlocuteurs m’ont confirmé que les Afghans, fatigués par la non-existence de l’administration afghane, souhaitent un leadership réel et fort. Cette réalité m’a convaincu qu’au-delà de la nécessaire sécurité, il est indispensable, dans le domaine du développement, de consacrer plus d’aide au renforcement des capacités et de la bonne gouvernance. Cela suppose un soutien à la formation de la police, de la magistrature et des administrations nationales, provinciales et locales. Ce renforcement de la bonne gouvernance et de la démocratie implique la recherche d’un  fonctionnement plus harmonieux et inclusif des institutions,  qui engagerait le Parlement, qui de l’avis de tous semble jusqu’à présent trop souvent ignoré.  A la mise en place d’institutions centrales doit succéder celle d’institutions régionales, ce qui comprend des assemblées provinciales élues. La lutte contre la corruption et l’impunité doit pouvoir compter sur la volonté politique nécessaire au plus haut niveau. Ceux qui violent les droits de l’homme ne devraient pas avoir accès à la fonction publique. La mise en place d’un système judiciaire est indispensable à la stabilisation du pays.

Ces exigences d’un meilleur fonctionnement de l’Etat ne sont pas des demandes qui viennent uniquement des partenaires extérieurs de l’Afghanistan. Elles émanent principalement des Afghans eux-mêmes, de leur histoire aussi, si sanglante ces dernières années, si aliénée de leur véritables aspirations, de cette quête de liberté et d’authenticité nationale après les années de plomb du joug soviétique, celle du sang de la guerre civile, celle de la peur et de la soumission qui règne  malheureusement encore.  La société afghane est plus que d’autre demanderesse d’un dialogue politique intense et d’une appropriation complète des politiques menées par la communauté internationale en Afghanistan.

L’ « Interim Afghanistan Development Strategy », présentée à la Conférence de Londres des 31 janvier et 1er février 2006 en même temps que l’ « Afghanistan Compact », est l’instrument de cette appropriation. C’est  bien sûr  autour de cette stratégie que devraient  s’aligner  les aides des donateurs.  Au-delà du volume de l’aide au développement, se pose ainsi le problème de l’efficacité de l’aide, et celui, plus spécifique, de son affectation directe au budget de l’Etat, à la fois pour plus de prévisibilité et pour le renforcement des capacités du gouvernement et de l’administration.

Comme on le sait, les participants à la Conférence de Londres ont répondu par des promesses s’élevant à 10,5 milliards USD pour la période 2006-2010.

La Belgique contribuera à cet effort dans la mesure de ses moyens. A la Conférence de Tokyo, début 2002, elle avait déjà octroyé un montant de 30,6 millions € pour la période 2002-2006. A partir de 2004, les 15 derniers millions provenaient non plus du budget de l’aide humanitaire d’urgence mais de l’aide multilatérale, avec un accent accru sur la réhabilitation des structures de l’Etat et le développement. 13,5 millions € ont ainsi été affectés au « National Area-Based Development Programme » du PNUD. D’autres contributions ont été consacrées à la dimension du « genre » (via UNIFEM, pour soutenir le ministère afghan des Affaires Féminines), à la lutte contre la drogue (via UNODC et la Fondation thaïlandaise « Mae Fah Luang ») et au soutien aux élections (via le trust fund du PNUD). Les engagements du processus de Tokyo, qui sont arrivés à leur terme, ont ainsi été honorés, et même dépassés par la Belgique.

La Belgique tient à fournir un effort similaire, de 30 millions €, pour la période 2007-2011. Cette aide se basera sur les besoins et priorités du pays tels qu’ils ont été présentés à la Conférence de Londres. Notre engagement est et restera pluridisciplinaire, c’est-à-dire à la fois dans les domaines militaire, politique et du développement. Il tiendra compte de ce qui a déjà été réalisé – pour une continuité de l’action belge, et de ce que fait la communauté internationale – pour un renforcement de la coordination entre bailleurs de fonds. Promotion du statut de la femme, lutte anti-drogue, appui à la gouvernance, renforcement des capacités, réforme de l’administration nationale et locale, réforme en particulier du secteur de la Justice devraient être les principales orientations de notre aide future, ainsi que les programmes hydrauliques et la santé de base. Il nous faudra évidemment  concentrer notre action sur quelques secteurs prioritaires pour éviter la dispersion de nos efforts.

L’Afghanistan n’est pas un pays partenaire de la Coopération belge au Développement, et notre aide, en vertu de la loi, doit nécessairement passer par des canaux multilatéraux ou indirects, du moins dans l’immédiat. Mais l’Afghanistan peut compter sur une attention spéciale de la Belgique et sur des engagements financiers qui ne le céderont en rien à ceux accordés à la plupart des pays partenaires, dès lors que l’Afghanistan apparaît bien comme l’exemple même des efforts internationaux de développement du 21e siècle, ceux qui s’inscrivent dans une dimension planétaire de la paix, de la sécurité et du développement, dès lors que la poursuite de la déliquescence violente en Afghanistan signifierait une négation des principes mêmes auxquels la communauté internationale a souscrit en 2005 en affirmant solennellement l’interdépendance de la paix, de la sécurité et du développement.